Dans les années 1950-1960, la vision du tourisme comme un moteur de développement économique pour les pays du Sud émerge. Kurt Kraft publie sa thèse sur le tourisme en tant que redistributeur de richesses, proposant que les habitants des pays riches voyagent vers des pays pauvres, rééquilibrant ainsi le déficit des pays en développement. À partir des années 1970, l’UNESCO introduit la notion de « tourisme culturel » à travers sa Charte de 1976 sur la « protection du patrimoine mondial culturel et naturel », afin de répondre aux nouvelles préoccupations sur les conséquences néfastes du tourisme. Le tourisme culturel est entendu comme toutes les activités touristiques motivées par la découverte de la culture, elle-même définie comme tous les aspects propres à une société (matériel et immatériel). Il s’avère néanmoins que tourisme et culture sont deux notions paradoxales. En effet, l’utilisation touristique de la culture à des fins commerciales transforme cettedite culture et la rend inauthentique. Donc, l’industrie touristique est coincée entre attirer les touristes d’un côté avec des structures adaptées, et offrir des représentations culturelles authentiques de l’autre.
La Thaïlande est un exemple saillant de ce phénomène. Sur les 342 millions de touristes en Asie durant la période pré-covidienne, 40 millions sont passés par la Thaïlande, faisant d’elle le deuxième pays le plus visité de la région. Le début du tourisme en Thaïlande date de la seconde guerre d’Indochine, quand de nombreux centres de détente et de loisirs furent créés pour les hommes du contingent américain au Vietnam. Des villes comme Bangkok et Pattaya se sont développées en tant que centres touristiques préférés des militaires, participant à la réputation paradisiaque de la Thaïlande. En effet, la myriade de sites idylliques et hauts en tradition, sous un climat presque toujours agréable, satisfait tous types de touristes. Pourtant, cet afflux de touristes participe à la modification de la culture thaïlandaise. La culture a été sélectionnée, dénaturée et stéréotypée.
Le processus de sélection de la culture
Malgré de nombreuses minorités ethniques, la Thaïlande a un fort sentiment d’unité collective soudé autour de l’identité thaïe, découlant indéniablement de manœuvres du gouvernement. Il n’est plus à prouver que le gouvernement joue un rôle majeur dans l’image internationale renvoyée, notamment à travers les organismes publics tels que l’Office du Tourisme de Thaïlande. Si le but principal est d’attirer les touristes, cela permet aussi au gouvernement de choisir la partie de l’histoire, de la culture et de l’identité présentée sur les images. Ainsi, le gouvernement thaïlandais aurait utilisé le développement touristique du pays pour homogénéiser le pays et sa culture. La promotion officielle de certains sites, généralement accompagnée par un investissement dans leur préservation et rénovation, contribue à une augmentation de leur fréquentation. Au milieu des années 1970, lorsque les autorités ont entrepris la préservation du patrimoine à grande échelle, la sélection des sites a montré la volonté politique d’unir la nation autour d’une version unique de l’histoire et de l’identité. La culture des Khmers du Nord, minorité de quelque 1,3 million, en est un exemple. Concentrés dans les trois provinces du nord-est qui bordent le Cambodge, les Khmers se sont, au fil du temps, émancipés de leur parenté avec les peuples du Cambodge et ont aujourd’hui tendance à s’identifier à la nation Thaï. Au moment de la diffusion du tourisme patrimonial, les spectacles culturels propres aux Khmers ont été mis en avant par le gouvernement, tel que le Rassemblement annuel des éléphants. Pendant une semaine, les nombreux spectacles, représentations et surtout le défilé de centaines d’éléphants attirent chaque année des foules de touristes. Or, si le côté ‘spectaculaire’ est mis en avant, les danses ethniques, les pratiques culturelles des Khmers et les liens historiques de la fête avec le Cambodge sont discrètement ignorés.
Le processus de dénaturation de la culture
La Thaïlande a dû adapter son offre culturelle pour satisfaire la demande touristique. Cependant, ces changements, aux buts purement économiques, sont responsables d’une dénaturation de la culture. Dans l’industrie touristique, l’interaction entre les consommateurs et les producteurs se traduit par le développement des célébrations culturelles pour créer des expériences uniques qui contribueront aux avantages économiques de la destination. Toutefois, ce processus entraîne la destruction de la signification de la culture à la base. La commercialisation d’un événement culturel crée une mauvaise interprétation des valeurs de l’événement par le public et donc change la signification de l’événement.
Le festival Songkran en est l’exemple. Cet événement emblématique célèbre initialement le Nouvel An thaïlandais, mettant en avant les valeurs familiales et de la bonne fortune pour la nouvelle année. Ces valeurs fondamentales sont exprimées par certaines pratiques culturelles telles que les éclaboussures d’eau consistant à s’asperger doucement l’épaule l’un l’autre avec respect et retenue, pour signifier le nettoyage des péchés et le pardon. Aujourd’hui, l’objectif des nombreux touristes internationaux qui participent au festival est de se mouiller autant que possible à l’aide de pistolets à eau ou seaux remplis d’eau glacée. Très loin de la signification spirituelle ancestrale, les éclaboussures d’eau sont donc devenues le point central de la célébration du festival qui, dans une atmosphère hédoniste, est maintenant connue comme “un festival de combats d’eau”.
Le processus de diffusion des stéréotypes
Les théories postcoloniales dénoncent l’appropriation de la culture des « Autres» par les touristes occidentaux à travers la perpétuation de stéréotypes. Dans ses recherches, Edward Said introduit la notion d’orientalisme qui caractérise la projection des fantasmes de l’Occident sur l’Orient. L’orientalisme est pertinent dans le contexte touristique, car, pour rappel, le fondement du tourisme culturel repose sur la contradiction entre l’authenticité et la commercialisation de la culture. Les touristes sont attirés par la découverte de leur vision de la culture locale, différente de la réalité. Or, c’est leur vision faussée qui va être mise en valeur, car c’est celle qui fera le plus de profit. Ce phénomène est à l’origine de la diffusion de stéréotypes et de la stigmatisation de la population, comme le montre l’exemple de Kathoeys.
Les kathoeys, plus connus par l’appellation problématique de « ladyboy » , sont une catégorie de la population qui se reconnait dans au moins l’une de ses quatre dimensions : l’apparence (travestissement superficiel), le sexe (hermaphrodisme), l’identité de genre (transformation vers la féminité) et le désir sexuel (homosexualité). Leur définition est complexe, car il n’existe aucun parallèle occidental aux kathoeys. En effet, l’imposition des théories eurocentriques de sexe, de genre et de transidentité est impossible dans le contexte des kathoeys, qui font partie d’un milieu culturel distinct. Pourtant, en accord avec l’image de « paradis gay » de la Thaïlande, les touristes associent les « ladyboys » à la prostitution telle qu’on la connait dans l’occident. En effet, un commerce s’est créé autour de la représentation des kathoeys comme des femmes (trans) « désinhibées», « licencieuses» et « décadentes» , les réduisant systématiquement à des partenaires sexuelles facilement accessibles satisfaisant ainsi la vision des touristes occidentaux. La diffusion de cette vision péjorative stigmatise les kathoeys et complique leur intégration dans la société. La discrimination systématique leur empêche d’accéder à de nombreuses professions et les encourage à rejoindre les cabarets, clubs de strip-tease et go-go bars, éléments indispensables de l’itinéraire des voyages organisés. Les kathoeys sont donc tenues de s’auto-orientaliser, aux dépens d’une présentation plus authentique, afin de se conformer aux images recherchées par les touristes.
En résumé, le développement du tourisme en Thaïlande s’est fait au profit de la culture. La notion d’authenticité se perd de plus en plus, soit pour répondre aux ambitions du gouvernement, soit pour faire face aux demandes du marché touristique qui valorise le profit plus que la tradition. La prise de conscience de ce phénomène à notre échelle est une première étape à la résolution du problème, car le paradoxe entre tourisme et culture est un cercle vicieux dans lequel nous sommes acteurs: plus on voyage pour cette vision de la culture, plus on donne aux autres l’envie de voyager pour les mêmes raisons. Ainsi, il ne faut pas négliger les responsabilités qui accompagnent chaque touriste.
Édité par Solène Mouchel
Camille (she/her) is in her third year at McGill, majoring in Political Science and International Development Studies. As it is her first year working with Catalyst, she is thrilled to fulfill her new role of french writer and work with the team. Her areas of interest encompass humanitarian assistance, disaster relief, and the repercussions of climate change on populations.