En 2010, dans son livre Hunger Games, Suzanne Collins inventait des animaux génétiquement modifiés pour combattre les groupes rebelles. En 2021, dans Mourir peut attendre, la mission de James Bond était de retrouver un virus développé en laboratoire et dérobé par un groupe terroriste. En 2023, la série The Last of Us montrait une société à moitié transformée en zombies à cause de la mutation d’un champignon parasite. Ces trois exemples ont en commun le fait qu’ils soient tirés d’œuvres de science-fiction où le « vivant » est utilisé comme arme au détriment de l’espèce humaine. Seulement, la science-fiction a régulièrement montré qu’il n’y avait qu’un pas vers la réalité en prophétisant des avancées majeures de notre siècle. En 1964, Arthur Clarke prédisait l’avènement de l’Internet dans son livre 2001 : L’Odyssée de l’espace. La même année, l’auteur Isaac Asimov donnait une entrevue d’anthologie dans laquelle il prédisait le développement des ordinateurs portables et des smartphones. Cette « prophétisation » n’est pas inédite étant donné que la science-fiction est, dans son essence même, un genre narratif qui utilise la réalité de la science contemporaine et anticipe ses progrès pour dépeindre des états futurs du monde. Dans le contexte de la modification du vivant, il est donc pertinent pour les gouvernements de s’intéresser à la science-fiction en tant qu’outil pour déterminer à quoi pourraient ressembler les sociétés de demain, quels nouveaux risques peuvent émerger et, surtout, comment les anticiper.
La collaboration entre le ministère français des Armées et des auteurs de science-fiction
Le ministère des Armées françaises a lancé en 2019 un projet conjoint avec l’université Paris Sciences & Lettres (PSL), réunissant auteurs et scénaristes de science-fiction avec des experts scientifiques et militaires, afin d’imaginer les potentiels conflits de l’horizon 2030-2060. Nommé la Red Team, son objectif est de nourrir les réflexions stratégiques du ministère en anticipant les futurs défis technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux grâce à la confrontation entre les « savoirs militaires, la science-fiction, la recherche scientifique pluridisciplinaire et les arts ». L’approche fictionnelle est clé, car elle permet de considérer toutes les éventualités et de bousculer les connaissances militaires avec de nouveaux éléments. Les scénarios de la Red Team permettent des ajustements proactifs de la préparation militaire, notamment en concevant de nouveaux systèmes d’armes, en ajustant les pratiques d’entraînement et en créant de nouvelles régulations. En d’autres termes, ce travail est capital pour identifier les domaines où la préparation pourrait être insuffisante ou manquante. Cependant, seuls les scénarios ne présentant pas de risque pour la sécurité nationale sont rendus publics chaque année afin de nourrir la réflexion collective.
Les guerres écosystémiques et la weaponization du vivant
Dans son édition de 2022, la Red Team dévoile un scénario dans lequel l’espèce humaine est entrée en guerre contre ses écosystèmes. Dans un futur où la modification de l’ADN est à la portée de tous, des manipulations biogénétiques ont provoqué des effets désastreux sur notre environnement. Ce « Tchernobyl vert » a transformé le vivant en arme mortifère. Si le scénario reste dans le domaine de la fiction, l’histoire nous montre que la weaponization du vivant a déjà régulièrement été utilisée pour dominer l’adversaire. L’utilisation des armes biologiques remonte à l’Antiquité, où des flèches étaient trempées dans des poisons à base de venin et l’eau des ennemis était empoisonnée en y jetant des corps en putréfaction. Plus récemment, le vivant a été utilisé comme avantage tactique dans les stratégies des guérillas, comme vu pendant la guerre du Vietnam. Les combattants du Viêt Cong se réfugiaient dans la jungle, profitant de l’avantage que leur donnait leur connaissance du milieu.
Néanmoins, le scénario de la Red Team va plus loin que ces exemples et imagine un monde détruit par une arme écosystémique, c’est-à-dire une arme capable de modifier un écosystème entier pour le rendre plus favorable à un camp. Les avancées en matière de biologie de synthèse et d’épigénétique nous rapprochent de ce scénario. On distingue trois générations d’avancées biologiques qui ont le potentiel de dégénérer en arme écosystémique. La première concerne les agents pathogènes naturels. Depuis la révolution pastorienne, on cultive et propage in vitro des agents pathogènes. Si le but est de préparer des vaccins, cela signifie également que des fragments de virus et bactéries extrêmement dangereux sont relativement faciles d’accès. Qui plus est, depuis le développement de la Polymerase Chain Reaction (PCR), il est maintenant possible de reconstituer certains virus à partir d’un simple fragment d’ADN et de le synthétiser in vitro en quantité quasiment illimitée. Les séquences nucléotidiques (la « structure » de l’ADN) étant disponibles sur internet, il suffit de recréer ses séquences sur son ordinateur et d’en passer commande. Il est anticipé que les sociétés responsables de leur production refuseront assurément de fabriquer des agents pathogènes connus, tout comme les laboratoires gardent sous haute sécurité les virus et bactéries les plus dangereux. Néanmoins, tout cela demande une extrême rigueur qui n’exclut pas les erreurs humaines.
Les deuxièmes et troisièmes générations d’armes biologiques, à savoir le résultat de manipulations génétiques et la création de nouveaux agents infectieux, présentent des enjeux similaires. L’évolution des outils scientifiques des dernières décennies a grandement facilité la manipulation génétique. Les virus et bactéries pourraient être « améliorés » en laboratoire, les rendant plus virulents ou plus résistants. Il est même possible de créer de novo des agents infectieux grâce à la technique de l’évolution moléculaire dirigée qui requiert des moyens techniques dérisoires. La vaccination étant notre principale mesure préventive efficace contre les virus, cela réduit nos capacités de réaction à zéro. On peut donc craindre de voir apparaître une deuxième et troisième génération d’armes biologiques, soit des nouveaux agents pathogènes modifiés ou créés de toutes pièces par l’Homme.
Vers une nouvelle révolution de la guerre
Le scénario de la Red Team alerte le ministère des Armées sur l’ampleur des changements à mener dans les techniques de défense en cas de guerre écosystémique, où l’environnement et l’ennemi ne feront plus qu’un. D’abord, la guerre ne se fera plus sur un terrain identifié, étant donné que tous les écosystèmes deviendront de potentiels théâtres d’opérations. Ensuite, les acteurs deviendront flous et les armes biologiques de génération deux et trois pourraient aller jusqu’à les effacer. La différence entre les armes conventionnelles et les armes biologiques est que ces dernières sont largement imprévisibles. Les mutations génétiques ne sont pas contrôlables et il est impossible de prévoir comment l’environnement répondra à ces nouvelles mutations. Il sera alors compliqué de déterminer si les agents pathogènes qui apparaissent sont le fruit d’une offensive ou plutôt d’une évolution « naturelle » de l’environnement. Pire encore, un agent qui était à la base d’une offensive pourra muter et dégénérer, devenant incontrôlable même pour ceux qui l’ont créée. Il ne sera plus possible de distinguer les actes volontaires des conjonctures et, ainsi, la guerre perdra sa cause.
Les plans actuels de préventions, autant aux échelles nationales qu’internationales, sont insuffisants. La France a mis en place la solution Biotox, censée réagir rapidement contre une attaque bioterroriste en prévoyant un stock d’antibiotiques et de vaccins, et organiser la détection et la prise en charge rapide des patients afin de prévenir la diffusion. Or, le plan ne fonctionne que si l’agent pathogène est connu. Quant à la scène internationale, 185 États ont signé, le 10 avril 1972, la Convention sur l’interdiction des armes biologiques (CABT), s’engageant à ne pas fabriquer ou stocker des armes bactériologiques. Néanmoins, cela n’a pas empêché certains pays de continuer des expériences de grande ampleur, comme l’a montré la révélation du programme soviétique Biopreparat. Qui plus est, la convention est superflue pour tacler les acteurs non étatiques tels que les groupes terroristes. Ce sont pourtant eux qui sont le plus tentés de se tourner vers les armes biologiques étant donné leur faible coût et leur facilité d’emploi liés à leur miniaturisation.
C’est la science-fiction qui nous permet ainsi de prendre conscience du danger que représentent les armes biologiques dans notre futur proche. Alors que le monde se pose des questions sur les enjeux de l’intelligence artificielle, les biotechnologies continuent d’avancer sans réflexion collective.
Édité par Solène Mouchel
Camille (she/her) is in her third year at McGill, majoring in Political Science and International Development Studies. As it is her first year working with Catalyst, she is thrilled to fulfill her new role of french writer and work with the team. Her areas of interest encompass humanitarian assistance, disaster relief, and the repercussions of climate change on populations.