Après plus d’un demi-siècle de règne de la famille Assad en Syrie, le pays a connu un tournant majeur le 8 décembre, avec la fuite du président Bachar Al-Assad vers la Russie, marquant la fin de son régime autoritaire. Cette fuite clôt une guerre civile qui a duré treize ans, initiée en 2011 dans le cadre du Printemps de Damas, où les citoyens revendiquaient un gouvernement plus inclusif et une plus grande liberté d’expression. Contrairement aux transitions plus rapides observées dans d’autres pays du Printemps arabe, en Syrie, les manifestations ont été non seulement étouffées, mais écrasées avec une brutalité extrême. Les ordres du régime d’Assad ont conduit à des répressions d’une violence inouïe, fauchant des milliers de vies, broyant les corps et les esprits, et semant les graines du désespoir parmi les survivants. Aujourd’hui, alors que le pouvoir change de mains, une atmosphère de peur se transforme lentement en incertitude face aux nombreux défis qui attendent le pays.
La chute fulgurante du régime de Bachar Al-Assad peut être largement attribuée à l’action décisive du groupe rebelle Hayat Tahrir al-Sham, anciennement connu sous le nom de Nusra Front. Dirigé par l’ex-commandant du groupe d’Al-Qaeda en Syrie, Abu Mohammed al-Golani, qui a rompu avec l’organisation terroriste en 2016, ce groupe a joué un rôle clé dans le renversement du pouvoir.
Les miliciens ont renversé le régime de manière fulgurante, exploitant la démoralisation de l’armée syrienne, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même. Des rapports font état de bases militaires abandonnées et de soldats désertant leurs postes malgré les ordres. Privée du soutien militaire habituel de la Russie, son allié formel depuis 2015, et avec le redéploiement des conseillers militaires et des combattants du Hezbollah pour faire face aux tensions croissantes au Liban, l’armée syrienne a perdu un avantage stratégique majeur. Ce changement de pouvoir représente un coup dur pour Téhéran, qui perd ainsi un maillon essentiel de l’axe Iran-Irak-Syrie-Liban, un corridor stratégique vital pour l’approvisionnement du Hezbollah.
La guerre civile a fait plus d’un demi-million de victimes, avec plus de la moitié de la population d’avant-guerre déplacée, éparpillée par les vents du conflit. Les prisons, transformées en véritables centres d’exécutions comme celle de Saydnaya, sont devenues des symboles sinistres de la répression. Dans ces lieux, les personnes soupçonnées d’opposition au régime étaient plongées dans un univers de souffrance où la violence physique était monnaie courante, la nourriture une rareté, et les exécutions une routine macabre. Désignée comme des “abattoirs humains” par Amnesty International, la prison de Saydnaya incarne l’horreur carcérale en Syrie. Imad Jamal, détenu pendant cinq ans, décrit une atmosphère “froide et pesante”, où des dizaines de prisonniers s’entassent dans des cellules insalubres, propices à la tuberculose. Tout échange y est interdit, et les détenus, souvent dépouillés de leurs vêtements, dorment sous des draps humides infestés de poux. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), plus de 100 000 prisonniers ont péri depuis 2011.
La Syrie se trouve à un tournant historique, avec l’opportunité de réparer les ravages causés par la guerre civile. Le chef de Hayat Tahrir al-Cham (HTS) a récemment affirmé son engagement à garantir les droits de toutes les communautés du pays, présentant le pays comme un «pays libre qui a gagné sa fierté et son indépendance». Néanmoins, des tensions significatives persistent à travers le pays, où la chute d’Assad semble simplement renouveler des divisions sociales durables. Le gouvernement transitoire syrien, dirigé par Mohamed Al-Bachir, un ingénieur militaire à la tête du Gouvernement du Salut formé en 2017 pour gérer la région d’Idleb conquise par les rebelles en 2015, a jusqu’au 1er mars pour assumer les fonctions courantes de l’État. Parallèlement, il cherche à rassurer la population quant aux intentions bienveillantes du régime, notamment en ce qui concerne la protection des minorités qui redoutent l’instauration d’un régime islamiste.
Résorber les tensions sectaires doit être la nouvelle priorité de l’HTS s’ils veulent soutenir la protection des minorités et garantir l’unification du pays. Les alaouites, minorités religieuses qui étaient prédominantes sous le régime d’Assad, sont désormais cibles de violences sectaires. Dans les quartiers Alaouites, des maisons sont vandalisées et des citoyens battus sous l’égide de leur identité religieuse. Des incidents similaires ont été observés dans des quartiers chrétiens où une église orthodoxe a été vandalisée à Hama. Sur les réseaux sociaux, une image d’un véhicule armé ambulant dans un quartier chrétien arborant le message “Your day is coming, oh worshippers of the cross” a circulé. Le Bishop Andrew Bahhi de l’église St George Syriac exprime son inquiétude à propos de cet événement dans une entrevue avec Reuters, mais souligne le fait que l’HTS a réagi à la plainte et a arrêté les vandales de Hama.
Parmi les divisions sociales, les tensions entre les Turcs et les Kurdes dans le nord-est du pays ont exacerbé une catastrophe humanitaire majeure envenimée depuis la fin du régime d’Assad. Début décembre, les forces turques ont renouvelé leur offensive sur l’enclave kurde dans la province d’Alep, exploitant la chute du régime. Ces tensions ont causé le déplacement de 100 000 personnes en l’espace de trois jours. Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) cherchent à trouver une solution politique au conflit et à mettre fin aux affrontements. Cependant, l’inaction de l’HTS et les intentions ambivalentes d’Erdogan laissent cette faction dans une situation précaire.
Malheureusement, le gouvernement dispose de moyens économiques limités pour affronter la crise. Depuis 2011, la Syrie est soumise à de lourdes sanctions internationales, notamment par l’Union européenne et les États-Unis, qui incluent des gels de fonds en réponse à la répression exercée sous le régime du Président Bachar al-Assad. Ces sanctions persistent et exercent une pression constante sur l’économie. En 2024, la monnaie syrienne avait chuté à 5% de sa valeur de 2019, et à mi – 2023, plus de 90% de la population vivait sous le seuil de pauvreté, selon Human Right Watch. Les officiels européens ont précisé que l’UE ne lèverait pas les sanctions tant que des mesures concrètes de protection des minorités, d’inclusion des femmes et de partage du pouvoir ne seraient pas mises en place.
Les sanctions actuelles restreignent l’acheminement de l’aide humanitaire et le commerce de biens essentiels, tels que le combustible et le blé, entravant ainsi la reconstruction du pays. De plus, l’étiquette de groupe terroriste attribuée à HTS complique toutes les transactions avec le gouvernement, risquant de le catégoriser comme soutenant des activités terroristes. Human Rights Watch souligne que les institutions financières hésitent à effectuer des transferts d’argent privé vers la Syrie ou à coopérer directement et indirectement avec les ONG. Malgré la suspension de certaines sanctions instituées par Washington et l’UN qui assouplissent l’aide humanitaire, le secteur financier et le transport, les ONG sont souvent retardées par des processus bureaucratiques coûteux et chronophages. La Syrie est classée quatrième parmi les pays les plus touchés par l’insécurité alimentaire, avec plus de 16.7 millions de personnes nécessitant de l’aide humanitaire à cause des aléas du conflit.
La transition politique en Syrie impose au nouveau gouvernement un équilibre délicat entre deux priorités urgentes : la recherche de justice pour la population et la nécessité urgente de reconstruire l’économie du pays, dévastée par des années de régime autoritaire. Alors que le pays peine à reconstruire sa légitimité à l’échelle mondiale en raison de ressources limitées, la communauté internationale doit faire preuve de flexibilité envers le nouveau gouvernement. Ce dernier a besoin de soutien pour répondre aux priorités immédiates, notamment les besoins de sécurité des minorités qui requièrent de l’aide humanitaire maintenant plus que jamais.
Édité par Sofia Germanos