Le Canada poursuit aussi une ‘REALPOLITIK’ de par son contrat d’armes avec l’Arabie Saoudite

Le Canada poursuit aussi une ‘REALPOLITIK’ de par son contrat d’armes avec l’Arabie Saoudite

Le contrat et la démocratie 

En mai 2020, des organisations canadiennes de la société civile, dont Oxfam Québec, Oxfam Canada, et Amnistie Internationale Canada dénonçaient et critiquaient ouvertement la décision d’Ottawa de réouvrir le  contrat d’armes avec le Royaume d’Arabie Saoudite (RAS), qui avait été signé par le gouvernement Conservateur de Stephen Harper en 2014. Il faut rappeler qu’en 2018, la continuité de ce contrat avait déjà été remise en cause à la suite du meurtre en novembre de cette année du journaliste Jamal Kashogi,  dans lequel le gouvernement saoudien était impliqué. La ministre des Affaires étrangères annonçait que le Canada s’engageait alors à examiner les licences d’exportations vers le RAS. 

Alors que le gouvernement canadien veille à ce que ses exportations ne soient pas impliquées dans des conflits nuisant aux droits humains, la réouverture du contrat avec le RAS est un paradoxe qui provoque la controverse compte tenu des valeurs démocratiques incarnées par le Canada. Certaines organisations de la société civile canadienne revendiquent l’arrêt de la vente d’armes au RAS, en se basant sur le bilan désastreux de l’Arabie Saoudite quant aux droits humains. En effet, la politique saoudienne est accusée d’être hostile aux droits humains sur son propre territoire. Par exemple, des dissidents et des militants des droits des femmes sont toujours réprimés, les procès de la justice pénale sont nébuleux , et les religieux indépendants subissent aussi une constante répression. Sur le plan régional et international, le RAS dirige une coalition militaire des pays du Golfe au Yémen depuis 2015, cherchant à réinstaurer le gouvernement yéménite qui est engagé dans la guerre contre les houthistes dans le nord du pays. 

 

Le traité sur le commerce d’armes.

Membre du traité sur le commerce d’armes (TCA) depuis 2019 – accord multilatéral visant à réglementer le transfert international d’armes afin de réduire les dommages causés aux personnes civiles pendant les conflits armés – le Canada est critiqué de ne pas tenir ses engagements juridiques signés dans le cadre de ce traité. 

Par exemple, l’interdiction d’exportation d’armes qui violerait des résolutions du Conseil de Sécurité et des obligations de la charte de Nations unies est prévue à l’article 6 du TCA. Toutefois, selon un rapport d’Amnistie Internationale Canada et de Project Ploughshares sorti en 2021, la reprise de la livraison des véhicules blindés vers l’Arabie Saoudite se fait en violation des obligations juridiques prévues dans le TCA. L’interdiction prévue à l’article 6 du TCA inclut les cas où l’État est au courant que les armes en vente pourraient servir à la déstabilisation de la paix et de la sécurité internationale. Cet article exige alors l’interdiction d’exportation de tout armement de guerre qui pourrait servir à la commission, ou faciliter la commission d’une violation grave des droits de la personne ou du droit international humanitaire. L’article 7 engage le pays exportateur à procéder à une évaluation des risques sérieux que pourraient représenter les armes vendues, et ce, dans un contexte national, régional et international.

 

L’Arabie Saoudite au Yémen.

Nul doute que le Canada est au courant de la guerre que la coalition dirigée par le RAS mène au Yémen depuis 2015, ainsi que de la crise humanitaire à laquelle ce pays est confrontée, qualifiée par l’ONU comme actuellement la pire crise humanitaire dans le monde. Publié dans LEDEVOIR en 2017, un rapport d’une organisation indépendante yéménite de défense des droits humains révélait que la famine aurait été une méthode de guerre utilisée par le RAS, la qualifiant de crime de guerre. La même source avait aussi accusé la coalition d’une frappe aérienne dirigée contre un autobus scolaire, tuant ainsi 40 enfants yéménites et faisant des dizaines de blessés. En réponse aux critiques, le Canada annonçait dans son dernier rapport que les exportations vers l’Arabie Saoudite ne posaient aucun risque à la paix et la sécurité, et qu’il y n’avait aucune menace directe ou indirecte pour la sécurité nationale du Canada. En effet, le rapport mentionnait aussi qu’il n’existait aucune preuve attestant que les armes canadiennes vendues au RAS étaient utilisées pour commettre des crimes de guerre, “conséquences négatives” prévues au paragraphe 7.3(1) de la loi sur la licence d’exportations et d’importations. Dans ce même rapport, Affaires Mondiales Canada concluait que même si les armes canadiennes étaient utilisées dans la guerre au Yémen, leur utilisation ne violerait en aucun cas l’interdiction prévue dans l’article 6 du TCA, justifiant cela par la demande d’intervention de la coalition par le gouvernement légitime yéménite, alors en exile à Riyad. En effet, dans un courrier envoyé au Conseil de Sécurité qui reprend la lettre de la demande du gouvernement yéménite, la coalition fait aussi état de plusieurs principes de légitime défense pour justifier son intervention. 

Absence de preuve ne signifie pas absence de crime. 

Si rien ne prouve l’utilisation des armes canadiennes dans des crimes de guerre au Yémen, cela n’est pas le cas pour les Arméniens. En mai 2020, le ministère canadien des Affaires étrangères approuvait la livraison des licences d’exportation de technologies militaires canadiennes vers la Turquie. On peut alors supposer que le ministère ignorait totalement l’utilisation illégale de cette technologie canadienne par la Turquie, puisque dans un rapport publié par Affaires Mondiales Canada en avril 2021, on pouvait lire que la technologie militaire canadienne vendue à la Turquie est  retrouvée dans le conflit du Haut-Karabakh, utilisée par le gouvernement de l’Azerbaïdjan dans les attaques menées contre la population arménienne de la région. D’ailleurs, l’honorable Marc Garneau, alors ministre fédéral des affaires étrangères, avait même déclaré que l’utilisation de cette technologie canadienne contre la population civile était en contradiction avec la politique étrangère canadienne, dont le but premier est de maintenir la paix et la sécurité à l’échelle internationale. 

Le contrat, un moyen de pression pour le Canada ou contre le Canada ?

Évidemment, un contrat de 14 milliards de dollars est important pour le Canada. Sur la chaine de la CBC, le spécialiste des marchés publics de la défense à l’institut canadien des affaires mondiales, Dave Perry, avait même considéré que l’accord de soutien de 14 ans, qui était l’une des clauses de ce contrat, était bien “important à plusieurs égards.” Selon le spécialiste, cela pourrait servir au Canada comme “un moyen de pression assez important” dans le futur. 

Toutefois, par simple observation, ce contrat n’a servi jusqu’à présent que de moyen de pression à l’Arabie Saoudite contre le gouvernement canadien. En 2018, des multiples arrestations d’une dizaine de militantes des droits de femmes avaient été perpétrées par l’Arabie Saoudite, les accusant d’être une menace pour la sécurité nationale. Alors que seul le Canada condamnait ces actes, le Royaume avait répondu par le gel des relations économiques, qui apportent au Canada près de 15 milliards de dollars; l’ambassadeur canadien en Arabie Saoudite disposait de 24 heures pour quitter Riyad par ordre du gouvernement saoudien, qui avait ensuite rappelé son diplomate d’Ottawa.

La realpolitik et le dilemme. 

Le Canada n’est pas le seul pays occidental à adopter des politiques intéressées à l’égard de l’Arabie Saoudite. En effet, l’attitude de grandes puissances occidentales a été ainsi caractérisée par un laisser-faire, mais aussi par une implication directe et indirecte dans la crise humanitaire au Yémen. À titre d’exemple, la proposition d’une commission d’enquête indépendante dans le cadre de l’ONU, pour documenter des potentiels crimes, a été refusée progressivement par des pays membres du Conseil de Sécurité de l’ONU lors de l’éclatement du conflit. À cela s’ajoute, en octobre 2015 , le blocage par le conseil des droits humains des Nations Unies après d’importantes pressions saoudiennes d’un projet de résolution par envoi d’enquêteurs indépendants. Il est évident  que le soutien occidental à l’Arabie Saoudite place l’Occident devant un dilemme économique : préserver les contrats ou faire pression pour mettre fin à l’engagement de la coalition. Cela en considérant que la fin des interventions militaires de la coalition saoudienne pourrait ainsi faciliter l’efficacité de l’aide publique au développement entreprise par différentes institutions étatiques et non étatiques au Yémen. Le Canada lui-même fait partie des pays qui apportent continuellement une forte aide humanitaire au Yémen, dont l’annonce en 2022 d’une somme de 62,5 millions de dollars.  

Edité par Jeanne Arnould

 

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